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TOUTES CHOSES SCINTILLANT
Véronique Ovaldé - 2002
Editions
L'ampoule

Résumé
Dans lile de Baffin, au
Nunavuk, les mots pour décrire lenvironnement sont ceux du tumulte du
vent : le blizzard, la glace, et ses scintillements : " il
faisait si froid lhiver à Koukdjuak que nos maisons semblaient cassantes et
fragiles, une pichenette et des milliers de fragments brillants se seraient éparpillés
en tous sens."
Depuis la tièdeur dun
intérieur familial où les mêmes histoires de la communauté se racontent sans lassitude
depuis des années, Nikko, observe, par la fenêtre, les scintillements éblouissants sur
la neige, (je revois cette lumière blanche et poussive comme provenant de
lintérieur des choses).
Nikko est lenfant
monstre qui naquit cet hiver-là, alors quun énorme et bizarre vent de fertilité
avait soufflé sur Koukdjuak.
Elle est la seule rescapée
(" en tous cas, de tous les enfants nés pendant ce long hiver, il ne reste que
moi maintenant "). Ce statut de fragile survivante lui donne laura
dune sorcière, elle est crainte des adultes du village (persuadées
quelles sont que je détiens une connaissance secrète du monde, que ma qualité de
quasi-muette, de victime empoisonnée, fait de moi une créature à triple-vue, que mon
appartenance à lenfance encore moctroie une intuition
magique
. ")
Nikko est la seule petite fille du
village, tous les petits qui sont nés cette année-là, sont morts les uns après les
autres, laissant une population de mères effondrées et ignorantes. Le terrible accident
polluant advenu secrètement, de nuit, dans lusine de traitement de déchets est
resté un tabou. Il a pris au cours des années lallure dun conte ou dun
mythe (" les bestioles, elles crevaient de partout, et les poissons, on les
voyait tous le ventre en lair, tu te souviens, ma belle, cétait une putain de
mer de poissons morts, les bateaux ils se frayaient un passage dans cet affreux cimetière
tout blanc et les oiseaux ils ont commencé à tomber en plein vol, là, boum, ils
tombaient sur le pont du rafiot, ça faisait un bruit bizarre ")
Les gens du village ont appelé leur
catastrophe :" Le Grand Malheur ", celui quon
ressasse encore et encore des années après. Celui qui emporta tous les enfants du
village dans leurs premiers mois " y en avait ils avaient rien au début, et
puis après ils ont grandi, et ils sont tous partis de la poitrine, tous ceux qui
restaient, et on sest étonnés, Kumiku, on sest étonnés
"
Alors que les petits mourraient, les
hommes, eux, avaient de plus en plus de mal à chasser, la faune elle-aussi sétant
trouvé contaminée par la catastrophe industrielle. Du coup, ils devinrent tous
dépendants de la boisson. "les hommes. (
) ont fabriqué des filets
de pêche et affûté leurs ciseaux, ils sont sortis parfois encore pour aller chasser
quelque chose, mais ils sont revenus bredouilles parce que mal équipés, mal en forme, et
puis finalement ils nont plus bougé, non, restant là bien tranquillement à la
maison (
) à boire plus que de sérieux.
Un jour, alors que Nikko a une dizaine
dannées, débarque à Koukdjuak un homme, Paul, avocat ou journaliste, qui semble
vouloir vouloir fouiller, extraire, interroger, dans les maisons, les gens endeuillés et
engourdis, englués dans leur histoire. Petit à petit il apprend comment la contamination
sest propagée, comment on en a jamais vraiment parlé, et comment on sest
trouvé isolé du reste du monde (il est formellement interdit aux gens de Koukdjuak de
quitter leur île). Il pose cette seule question "que sest-il passé pour la
déchetterie il y a dix ans ? "
Nikko le suit partout, écoutant toutes
les histoires qui se racontent, témoin fluette et muette de lhistoire de son
village et de lusine tueuse.
Toujours aussi étrange, elle attire
sur elle des regards méfiants (forcément, si elle a survécu, cest quelle
doit être un peu sorcière), la seule de sa génération.
Lusine de retraîtement des
déchets finit par rouvrir, et des hommes dailleurs viennent y travailler, sans se
mélanger au reste de la population. Petit à petit, Nikko prend alors en grandissant une
résolution : "moi vous savez, je suis pas comme vous, je
ne vais pas rester coincée ici, à regarder les bateaux partir sans avoir le droit
dy monter. Non . Moi je vais décamper un jour avec le grand garçon blond de
lusine. Moi je partirai. Jaurai les papiers et largent et je
partirai "
Cest sur
lîle de Baffin, au Nunavuk, que Véronique Ovaldé situe son roman.
Sur cette île se trouve la "grande plaine de Koukdjuak ".
Cette plaine est un sanctuaire écologique protégé par le gouvernement canadien.
Cest là que se retrouvent les plus grandes colonies doies au monde.L'effectif
et les déplacements des petites bernaches du Canada, des petites oies des neiges, des oies de Ross, des grues du Canada et des cygnes siffleurs sur la Grande plaine de Koukdjuak (dans
l'ouest de l'île de Baffin) et le long de la côte ouest de la baie d'Hudson : chacun
d'entre eux est étroitement surveillé. Le "Nettilling Lake " est
vraisemblablement le lac " glacé la plus grande partie de lannée, où se
déroule la dernière scène du livre entre Nikko et son " mari ".
Car Nikko réussira à le
conquérir, son grand blond qui travaille à l'usine, son passeport pour l'ailleurs. Elle
va réussir à mettre son projet d'évasion à exécution. Echapper à l'île maudite en
emportant son petit bout d'homme, grâce à sa connaissance des routes de la banquise, là
où d'un moment à l'autre on peut sombrer dans la mort glacée.
C.J.
Extrait
En fait mon père n'est pas mon
père. J'ai été échangée à la naissance contre une autre petite fille - plus rouge,
plus solide, avec de vrais cheveux et un corps en bien meilleur état de marche, une
petite fille moins silencieuse et moins inquiétante, c'est toujours ce que dit mon père.
Il dit "elle est inquiétante", il me regarde un moment, et il dit : "elle
est inquiétante". Il s'éloigne un peu comme s'il avait peur de se laisser
contaminer par ma bizarrerie, il a un léger recul, et je prends un air vraiment
inquiétant, je souris en le regardant de côté et je m'amuse et je me répète tout bas
"de toute façon tu n'es pas mon père".
Je suis née une nuit de
lune froide, l'une de ces nuits qui, au pôle, à Koukdjuak, s'étendent sur des jours et
des jours, accompagnées de blizzards et de beaucoup de tumulte. Durant la longue nuit
d'hiver de cette année-là, trop de bébés sont nés. Toutes les femmes, les plus
jeunes, encore toutes petites, impubères j'en suis sûre, et les plus âgées, déjà au
crépuscule, abasourdies d'avoir vu s'arrondir leur ventre sec, toutes les femmes
mettaient bas.
.
Extrait du
Monde des Livres, 11 octobre 2002
Destinée à une débâcle
toute personnelle, optant pour le silence contre l'emphase et la violence d'un monde
bloqué, usant des détours et des lacets de la patience pour affronter un Grand Blanc qui
aveugle, Nikko s'applique à écrire la première page d'un livre neuf. Avec ce deuxième
roman, Véronique Ovaldé confirme la singularité de son inspiration, la ténébreuse
beauté de sa langue, toute en arrêtes et en prémonitions, aigüe et éblouissante,
comme ces espaces vertigineux où les hommes, acteurs impuissants, galopent "avec
une hâte de mauvaise nouvelle". |