"J'ECRIRAI
EN ECHANGE DE NOURRITURE "
Entretien pour le
New York Times
17 avril 1994
article de Nick Ravo
Traduction
C. Jaymond

Nous sommes à Sonoïta Arizona.
Un peu embarrassant pour Jim Harrison - notre
poète, romancier, scénariste, critique culinaire à temps partiel, et goinfre
autoproclamé de se remémorer les sombres jours où il fit des excès chimiques
assez téméraires.
Nous parlons ici des souvenirs embrumés de
cuites du temps de Key West, de sombres dépressions au cur du Nord Michigan, de
fortunes dilapidées au volant de bateaux de pêches extravagants, et d'arriérés
d'impôts d'une dizaine d'années.
Mais lévocation de ces souvenirs
demeure tout de même quelque chose de chaleureux et de plaisant. On évoque la fin des
années 50, lorsque Jim Harrison était à peine sorti de son adolescence, quil
arrivait de sa ferme de lAmérique profonde, quil venait dentrer dans
Manhattan, et que, comme à son habitude, il était affamé
.
Les sandwichs au pastrami, voilà une
anecdote que Jim Harrison va voir figurer à nouveau dans son proche futur, alors
quil se prépare pour une tournée de " promotion " dans 9
villes américaines, à loccasion de la publication de
" JULIP ", un recueil de trois longues nouvelles. En même temps vont
sortir deux films dont il a écrit le scénario : WOLF et LEGENDES DAUTOMNE.
A notre époque, cependant, le pastrami est
devenu une denrée à peu près aussi difficile à trouver que le pain de seigle tout
chaud à Sonoïta, un endroit dans le désert, recouvert de cafés de routiers, à 20
miles au Nord de la Frontière Mexicaine, et à plus dune heure de Tucson.
Cest là que Jim Harrison sest installé pour y passer lhiver, depuis
trois ans.
Devant un repas sannonçant pour durer
trois heures, Jim Harrison sinstalle, alors que dautres délices
sannoncent : une demi douzaine damuse-gueules, des pâtes, quatre
bouteilles de vin (dont trois Barolos cru 1980 à 38 dollars lun), du tiramisu, des
glaces, de la grapa, et des doubles expressos
Cest le menu quil faut à un
écrivain dont les fictions baignent dans les références culinaires comme les
uvres dHunter S. Thompson reposent sur lexpérience quil eut dans
le passé de diverses drogues.
Nous nous trouvons dans le restaurant favori
local de Jim Harrison, " Er Pastaro ", un petit restaurant italien, du
genre avec nappes à carreaux rouge, au milieu d'un endroit improbable, en plein Arizona,
entre sycomores et buissons de sauge.
Croyez-moi ou pas, je ne mange plus autant
que je le faisais autrefois
Cest fini les steaks
" chateaubriand " dun kilo et demi recouverts de
morilles
dit Jim Harrison tout en attrapant dans un plat du bout des doigts un
anchois
Mes goûts sont beaucoup plus raffinés et moins gloutons !
Peut-être bien, mais quelle expérience
" Balzacienne " que de dîner avec les 100 kilos de Jim Harrison en
face de soi
Trop de plats
trop de cigarettes
trop de vins
.
Lentretien que nous avons à table est
tout à fait troublant, nous sautons du Bouddhisme Tibetain à la façon de plumer
une caille, des ragots sur lindustrie du film aux brûlures destomac.
" Ca ne marrive quavec
un marc fameux, en dit J. Harrison dans un faible geignement, presque nasal, ou bien avec
du Calvados en grande quantité. "
Son éditeur assure que les lecteurs de
Monsieur Harrison ont tendance à être plutôt des hommes jeunes (ou dun âge
moyen), avec un goût pour la vie au grand air, pour lOuest, et - mais là,
cest sans surprise - pour la nourriture. Lun de ses fans, qui possède
une librairie quil a appelée " Sundog ", comme le roman
dHarrison, lui a envoyé du poisson frais en échange de livres dédicacés.
En dépit de ses goûts, Monsieur Harrison a
une constitution de garde du corps, une moustache de dur à cuire, des cheveux quil
coiffe avec ses doigts, un il de verre qui divague (cest le résultat
dun accident pendant son enfance), et une garde-robe qui varie peu souvent, entre
les blue-jeans et les vieux polos. " Dans des couleurs sombres, dit-il, ça
camoufle un peu mon gros ventre ! "
Il ressemble à ce genre de gars qui traîne
dans le voisinage, dune maison à lautre, en proposant déchanger une
bouteille de téquila contre un peu de salsa, ce quil fit exactement un peu plus
tôt dans la journée avec lun de ses voisins.
En y réfléchissant un peu, quand même, Jim
Harrison peut vous réciter de façon affectueuse si ce nest élégante
ses mets préférés de tous temps lorsquil va au restaurant. " A
Paris, chez Faugeron dit-il, en hors duvre, des ris-de-veau avec une farce au
caviar, et un uf à la coque
Et avec ça, en plat principal, un ragout
agrémenté de truffes. "
En Amérique, ça devait être au Lutèce, le
poulet de chez Soltner, en croûte. Cest un poulet normal enrobé de pâte
feuilleté, accompagné de morilles, dit-il, lorsquil parle de cette recette du chef
André Soltner.
Les yeux de J. Harrison se sont embués en
évocant ces souvenirs
à moins que ce ne soit un effet du vin ?
" Karen, on va avoir besoin
dune bouteille supplémentaire, mugit-il.
Karen, cest Karen Schifano, qui tient
avec son mari, Giovanni Schifano, le restaurant où nous sommes. Etonnamment, Er Pastaro
nest pas un trou perdu, contrairement à ce que faisait penser lendroit où
nous nous trouvons. Dans les années 80, Giovanni Schifano était le patron du Restaurant
Regine, à Manhattan, aujourdhui fermé.
Cependant, nous sommes bien dans le
" Southwest ", ici, et la décoration de Er Pastaro est faite non
seulement de guirlandes de raisins en plastique, de gousses dail en bouquets, de
bouteilles de Chianti habillées de robes de paille, dune photo dédicacée de
Franck Sinatra, mais aussi, en plus, de guirlandes de lampes en forme de
"Chili-pepper ".
"Jai du manger ici probablement
une cinquantaine de fois ", dit J. Harrison.
Il est bien possible que ce soit une
galéjade puisque les seuls restaurants qui existent à 50 miles alentour sont un
restaurant qui propose des steaks, et un petit café-restaurant qui sappelle
" Bobs Family Place " à environ 10 miles de Patagonia.
Cest à Patagonia que J. Harrison, son épouse Linda, et leur setter anglais Tess
passent les hivers dans une petite ferme au toit de tôle, isolée mais confortable. Le
reste de lannée, ils vivent dans une ferme avec un domaine de 160 acres à côté
de Traverse City, dans le Michigan, pas très loin de la ville natale de J. Harrison,
Grayling.
J. Harrison a découvert lArizona
pendant une tournée de lectures de poésies dans les écoles indiennes, tournée
sponsorisée par le " National Endowment for the Arts ".
Sa maison est toute proche dune
réserve doiseaux. Des faucons gris poussent leurs cris rauques au loin, et la
Rivière Sonoïta murmure au fond du jardin. Les visiteurs sont avertis par le
panneau : "Attention, ici veille un Pitbull de concours, noir et
féroce "
" Il ny a pas de pittbull ", dit J. Harrison, le panneau est là
pour tenir à distance les observateurs doiseaux. Jen suis un moi aussi, mais
ces choses-là vont trop loin et échappent à tout contrôle.
Jim Harrison, qui a aujourdhui 56 ans,
est au sommet de la célébrité littéraire depuis 25 ans, même si ses livres sur la
vengeance, la nature, lactivisme écologique, et ce quil appelle des gars
débrouillards arrivant à des issues désespérées, naient jamais été des
bestsellers.
Il est certainement bien plus connu pour ses
mésaventures picaresques auxquelles sont mêlées toutes sortes de drogues,
dalcools, et darmes-à-feu- dans des endroits comme Key-West, San-Francisco,
ou le Montana, avec de célèbres acolytes comme Tom Mc Guane, quil a rencontré sur
les bancs de la " Michigan State University ", le chanteur compositeur
Jimmy Buffet, et le peintre Russel Chattham, qui orne de ses représentations sombres de
ciels hivernaux la plupart des jaquettes des livres dHarrison.
Et puis, comme cest le cas pour Jerry
Lewis ou Mickey Rourke, Jim Harrison est de façon inexplicable, bien plus populaire en
France quici aux Etats Unis. Son livre le plus connu, ici comme à létranger,
est le recueil " Légendes dautomne ". Publié il y a quinze
ans, ce livre, un récit de vengeance qui met en scène trois frères dans le Montana
pendant Première Guerre Mondiale, a été adapté au cinéma dans un film interprété
par Brad Pitt, qui devrait sortir en septembre prochain.
Le dernier livre de Jim Harrison, Julip, sera
publié le 29 avril prochain par HOUGHTON MIFFLIN Editeurs. Il a également écrit
plusieurs volumes de poésie, tous acclamés par la critique, ainsi que six autres romans,
et de nombreux scénarios.
Lun de ses plus récents scénario,
Wolf, a été réalisé par Mike Nichols, et interprété par Jack Nicholson, et va sortir
en Juin. Wolf, qui na aucun rapport avec le premier roman dHarrison qui porte
le même nom, raconte lhistoire dun cadre de lédition qui va se
transformer en loup.
Comme cela a été le cas pour beaucoup
dauteurs de fiction, lécriture pour le cinéma a rapporté de confortables
revenus à Mr Harrison, qui sen sortait difficilement autrefois, jusqu'au moment
où, grâce à une avance de Jack Nicholson - quil rencontra par lentremise de
Thomas Mc Guane - il put abandonner les lectures publiques de poésie, le journalisme, les
boulots denseignants, et se consacrer à lécriture de Légendes
dAutomne, ce qui lui rapporta des centaines de milliers de dollars, ainsi que la
vente des droits pour le cinéma.
Dans les deux années qui suivirent, Jim
Harrison brûla ses gains en drogues et alcools. Dans les derniers six ou sept ans,
cependant, il a travaillé conscencieusement, et a réussi à se remettre d'aplomb, lui
comme ses affaires.
" Jessaye déconomiser
pour ne pas avoir à retravailler à nouveau pour cinéma ", dit-il tout en
tournant ses spaghettis à la sauce Puttanesca. " Ca muse
complètement . "
Son prochain projet sera peut-être un livre
de cuisine, pas si surprenant étant donné que Mr Harrison a passé deux ans à faire une
chronique culinaire ; intitulée " Le cru et le cuisiné ", pour
le Magazine Esquire. Il attribue sa passion pour la nourriture à des privations pendant
son enfance. Il dit souvent en plaisantant quil a quitté le Michigan lorsquil
a découvert quailleurs les cuisiniers utilisaient communément un ingrédient
exotique appelé aïl.
Au dîner, il y a également à table Madame
Harrison, ainsi que leur fille Anna, et son boyfriend Matt. Lautre fille, Jamie, vit
dans le Montana, où elle est romancière.
La conversation à table comprend
dâpres discussions à propos des mérites de divers vins. Le Riesling ? dit Mr
Harrison avec une moue. Ca a la même odeur qu une unité de soins intensifs.
Il hurle également les seules paroles
quil connaît de la comédie musicale " Oklahoma ! " qui a
été tournée dans les environs.
0hhhhhhklahoma ! ! !
hurle-t-il
Les joues rougissent un peu, la discussion
devient un peu plus sinueuse. Quelquun
devinez-qui ? rote.
Monsieur Harrison, la douleur de son passé
apparemment anesthésiée par le repas, raconte quelques histoires à propos de pêcheurs
de crevettes dont le visage était entièrement tatoué, de la façon dont il obtint à
Key West du jour au lendemain une licence de détective privé, ou de la mésaventures de
son propre agent littéraire qui aurait poignardé un jour un proxénète.
Et puis lambiance se fit un peu plus
rauque, même la fumée de cigarette était de plus en plus épaisse.
Monsieur Harrison tend le bras et tranche
dans le dessert dun invités.
Goûtez un peu de mon tiramisu,
dit-il ... |