Article Fig Mag Avril 2000















HARRISON, LE BON SAUVAGE

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Article d'Olivier Fribourg
Le Figaro Magazine, 28 avril 2000

Hôtel de Suède, 7e arrondissement : le repaire parisien de Jim Harrison. L'ascenseur s'ouvre sur un roc mexicain chaussé de santiags qui aurait traversé le désert et l'Océan pour débouler dans cette rue provinciale habitée, dans un autre temps, par Mauriac et Gide. Une tête d'épagneul, une vivacité de coyote, dans un corps d'ourson. Sur un canapé fragile comme une marquise, il ressemble à un soleil en exil, à un cyclope essoufflé d'avoir trop couru dans les forêts. Son œil gauche est crevé. Une blessure d'enfance qui en fit un solitaire, un homme des bois, l'écrivain des inadaptés, des marginaux et des vaincus. Ce grand Maulnes du nord Michigan aime Paris qui l'acclame depuis son premier succès mondial, Légendes d'Automne, qu'il a pu écrire grâce au soutien financier de son ami Jack Nicholson. Depuis, Un bon jour pour mourir, Dalva, et La Route du Retour ont imposé ses créatures rebelles. Américains au souffle épique et au cœur d'Indien. (...)


Harrison parle d'une voix lente, profonde, flambée par le feu du tabac, du whisky, de la tequila, et du calvados.
Paris est ce que l'homme a fait de mieux. C'est le plus grand lieu de notre civilisation. Les musées, la nourriture, les monuments y sont magnifiques. J'aime d'autre villes européennes comme Barcelone. Mais je me sens vraiment bien à Paris. J'aime y faire de grandes balades, aller au Jardin des Plantes, du Luxembourg, puis rejoindre le Bois de Boulogne où il y a des centaines d'espèces de roses. C'est merveilleux !

Quelques escales dans les bars, le Select, le Flore, ou le Café des mouettes, rue du Bac, scandent cet hymne à l'amour. Sans doute troquerait-il toute sa bibliothèque contre une cave de vins français. Il goûte les grands crus classés, comme la Latour, le Lynch-bages, le Ducru-Beaucaillou, la charpente d'un Côte-Rôtie, ou la force d'un Lirac. Il fréquente d'ailleurs la Fête du Vin de Saumur avant d'aller goûter un Bandol à Marseille avec son traducteur et ami, Brice Matthieussent, le plus fin connaisseur de l'univers harrisonien.

C'est aussi un habitué du Festival Etonnants Voyageurs à St-Malo, où il se rendra, une nouvelle fois, cette année.

Il y a une ambiance extraordinaire à St Malo. J'aime les gens. Et les huîtres de Cancale sont les meilleures du monde. Et puis surtout, je peux voir la mer.

Il est un peu comme Joseph, le héros de son roman Nord-Michigan, qui passe sa vie à rêver de l'océan. C'est dans cet Etat qu'il est né, en 1937 d'un père américain et d'une mère aux ascendances suédoises. Il y vit toujours. On ne peut pas dire que le climat y est tempéré. Grand Nord. Un continent avec un lac si immense qu'on dirait une mer intérieure qui dispose d'une police maritime. Des forêts où tous les hors-la-loi de l'univers peuvent échapper à la police. Harrison dispose d'une cabane dans les bois où il se retire pour écrire, dans cette langue admirable, l'épopée des hommes, la sagesse du peuple indien, la douceur des sentiments, les deuils inconsolés. Plus familiers du monde animal qu'urbain, ses personnages partagent le sens de l'honneur et de l'humour. Ils pêchent la truite, chassent la grouse, détestent les lois, flottent aux limites du rêve et de l'inconscient, se réfèrent au Tao et ne savent jamais ce qu'il a derrière la porte de leur maison. Quand il en a assez de ses skis Bushwackers, Jim Harrison rejoint sa casita de l'Arizona où le dernier des Mohicans devient un pistolero prêt à franchir la frontière mexicaine et à dégainer pour un bon plat aillé et pimenté, deux des combustibles de Big Jim qui préfère se surnommer "Poor Little Jim". Cette armoire de style Gargantua est un écrivain aérien.

Récemment, dans l'Arizona, je suis tombé sur un serpent. J'ai sauté en l'air. Très haut. J'ai dû le tuer parce qu'il était dangereux  et qu'il aurait pu blesser mortellement le chien de ma femme. Mais d'habitude, je ne tue jamais les animaux.

Dans son dernier livre, qui réunit trois longues nouvelles, trois "novelas", un de ses personnages, Joe, s'éloigne, à la suite d'un accident, du monde des hommes pour se fondre dans la nature et poursuivre une bête que Dieu oublia d'inventer. Livre après livre, Harrison semble de plus en plus étranger à son propre pays, à ses lois et à ses succès économiques. La nouvelle "En route vers l'Ouest", qui ouvre le recueil, met en scène Chien Brun, son double, personnage récurrent, inadapté profond, qui part à la découverte de Los Angeles et de Hollywood où Harrison a travaillé comme scénariste. Il y exécute les fascistes politiquement corrects de Californie.

Chien Brun est sang mêlé. Il ne sait pas d'où il vient. Dans un sens, il est très américain. Mais il ne peut pas aimer Hollywood, pas plus que je ne l'ai aimé. Les Californiens sont fous. Ils ont voté à 85 % pour l'interdiction de fumer dans les bars. Et ils ne fréquentent pas les bars. Est-ce que vous connaissez Los Angeles ? C'est une ville de merde !

Il ne se sent pas plus à l'aise à New York où il a enseigné.

En Amérique, il y a cinq pays. Le Nord-Est, le Sud, le Middle-Ouest, le Sud-Ouest, et le Nord-Ouest. Chacun offre différentes perspectives. Je me sens bien dans quatre de ces pays. Mais New York est un zoo. Un petit zoo. Certains n'y ont jamais vu la lune ou la mer. New York est une ville très xénophobe. J'écris d'ailleurs pour le New York Book Review, un article sur ce sujet.

Il tire à boulets rouges sur l'empire américain.


Dans les vingt dernières années, 99 % des ressources sont allées à 1 % de la population. Maintenant, vous avez un immense fossé entre les couches sociales. Et le quart le plus pauvre est vraiment sur le tapis. C'est terrible ! 1 % a tout. Et les différentes classes sociales n'ont plus de contact entre elles. Comme beaucoup d'écrivains je me sens étranger à mon propre pays. Mais le cœur du pouvoir est de plus en plus criminel. Je n'aime pas les nationalismes,. Je veux être ouvert aux meilleures choses du monde.

Dans les pas de Villon, Raimbault, ou Cendrars, qu'il admire, Harrison est un nomade.
Je peux travailler n'importe où. Dans ma cabane ou dans un motel. Le problème, c'est quand rien ne marche et que vous êtes déprimé.
Contre les attaques morales, il oppose le travail, le Michigan, la gastronomie, et la marche. Il se fout de la civilisation technologique normative.
Même si je dois perdre une partie de ma retraite, je rigolerai bien quand les fonds de pension et la nouvelle économie s'écrouleront. Internet est un moyen comme le téléphone. Vue de ma cabane du Michigan, la société de l'information n'a aucun sens. Mais si vous ouvrez la télévision, vous recevez un grand coup sur la tête.

Harrison est en train d'écrire ses mémoires. Il devrait les publier dans deux ans. Il ne faudrait pas que sa légende occulte ses livres :

A mes étudiants, j'expliquais que William Faulkner. n'était pas Faulkner. aux yeux de Faulkner. C'était une création. Je dois vivre normalement.

Jim Harrison se lève. Il veut prendre un bain avant de passer à une émission de télévision.

Quand je fais ce genre de choses, je me prends pour un canard.

Dans son œuvre, c'est un indomptable, un sauvage, un sensuel. Il chante l'aube et le crépuscule du monde. Jim Harrison est la plus belle bête de la littérature américaine. Il préfère l'ivresse, l'art, et la mort à une vie en cage d'écrivain domestique.