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La
grande bouffe de Jim Harrison
par
André Clavel
Article
paru dans
L'EXPRESS LIVRES

On sait l'ermite du Michigan amateur de bonne
chère : tous ses romans le prouvent. Aujourd'hui, il nous livre ses Aventures d'un
gourmand vagabond. Ou l'art d'accommoder sa vie à toutes les sauces
On ne mange plus guère dans la littérature américaine. On pleure, on fantasme, on
trucide, on fornique, mais on oublie d'entrer en cuisine et d'allumer les fourneaux. Sauf
chez Jim Harrison, dont l'oeuvre savoureux tient de la rubrique gastronomique, du
manifeste olfactif, de l'encyclopédie culinaire et du manuel de savoir-vivre à l'usage
des affamés. Avec ses canines de coyote et sa panse aussi repue que celle d'une baigneuse
de Botero, l'auteur des Légendes d'automne a table ouverte à l'auberge
des plaisirs. La dive bouteille est sa confidente, et l'abbaye de Thélème, sa cantine.
Le roi de la fourchette, c'est lui. Le mousquetaire de la casserole, c'est encore lui.Le
Grand Charcutier universel, c'est toujours lui.
Résultat : depuis qu'il a renoncé à une
très improbable carrière de mannequin pour célébrer les vertus du «régime
aux dix mille calories», Big Jim ne cesse de donner faim à ses lecteurs.
Proust avait sa madeleine et, lui, il a ses confits et ses réserves de gibier: chaque
matin, trois heures durant, il écume les forêts du Michigan pour chasser la bécasse
avec sa chienne Rose; puis il s'enferme dans son chalet, déplume, dépiaute, émince,
assaisonne et laisse mijoter pendant qu'il nous mitonne une ouvre géniale, qui est
une symphonie de l'estomac. Un opéra bouffe.
Sa devise ? Ces mots de William Blake: «Le
chemin de l'excès mène au palais de la sagesse.» La plus grande peur de sa vie?
Maigrir. Ses somnifères? Le bandol et le meursault. Sa panacée? Le Tabasco, dont
il stocke de multiples flacons dans le coffre de son Toyota Land Cruiser, à bord duquelil
s'en va renifler toutes les senteurs del'Amérique profonde.
Et s'il y a du Bouddha chez cet hédoniste ventriloque et ventripotent, c'est parce que la
digestion, pour lui, est une religion. Avec cet incontournable postulat: si l'ail
n'existait pas, l'existence deviendrait un enfer... «Ah! l'ail! Il m'a littéralement
maintenu en vie, alors que la psychanalyse et la prière ont souvent échoué» confesse
le grand marmiton des lettres américaines, qui voit dans ce condiment un antidote contre
la déprime et la morosité. Symbole solaire, miraculeuse pharmacopée, l'ail attise la
Parole et booste le Verbe tout en éloignant les vampires, ainsi que les adeptes de la
nouvelle cuisine. Contre ces fossoyeurs de la gourmandise, contre ces pisse-froid qui ont
la fâcheuse manie de «décorer des assiettes parfaitement vides», Harrison n'a pas de
mots assez assassins. Car il déteste les ventres plats, nourris au jus de kiwi. Il
prétend même que, à Hollywood, où il lui est arrivé de s'égarer quand les cinéastes
lui faisaient la cour, les pires arnaqueurs «étaient toujours des maigres».
Gargantua contre Weight Watchers. Pas étonnant que ses romans réunissent de belles
brochettes de bibendums et autres gidouillards. Diller, le médecin bedonnant d'Une
vengeance. Le chef indien obèse qui repose au fond du lac Supérieur, dans Chien
brun.
Tristan, le bâfreur d'absolu des Légendes d'automne.
Bob Duluth, le scénariste à la carrure fellinienne qui se shoote au puligny-montrachet
dans En
route vers l'ouest.
Don Schneck, le gobeur d'oufs - sept
douzaines d'une traite - de Sorcier, un livre délicieux
qui célèbre la revanche de Gargantua contre Weight Watchers, la victoire d'Obélix
sur Gringalet. Avec cet apophtegme en guise de moralité: «Rien ne vaut un bon déjeuner
pour lutter efficacement contre la mort.»
D'un bout à l'autre, l'ouvre de Harrison est
donc une sublime orgie. Laquelle s'accorde parfaitement au grand festin cosmique -
vent, forêts, neige, rivières, vie sauvage - dont le romancier est aussi le chantre
vorace.
Sa bête noire, c'est la sous-culture McDo,
la standardisation de la nourriture, l'hygiénisme fadasse, ce puritanisme diététique
qui est la forme la plus sournoise du politiquement correct à la sauce américaine.
Sur ce chapitre, Harrison est intraitable. Et particulièrement amer: commeLévi-Strauss,
ildébusque les maux de ses contemporains en décryptant leurs manières de table.
«Ma conviction, lance-t-il, c'est que si vous mangez mal vous vivez très probablement
tout aussi mal.»
A quoi il oppose les deux principes
fondamentaux de son évangile : bombance, bombance. Mais attention, cet ogre est une
fine gueule, un gourmet sensible et délicat. Qui connaît les meilleures adresses de
Paris, de Vézelay, de Rome et de New York. Qui cache un Curnonsky sous ses allures de
cyclope. Qui pratique la gloutonnerie comme un maître zen, sans craindre les paradoxes.
Qui n'a pas son pareil pour dénicher les crus les plus rares. Qui régale ses amis quand
il leur prépare ses ragoûts d'ours, ses daubes, ses cailles fourrées au ris de veau et
ses gratins de morilles
fraîches.
« Cuisiner sa vie. » Pour en savoir plus, il faut lire Entre chien et
loup (disponible en 10/18), un recueil de chroniques gastronomiques et
gastrosophiques où Harrison revient à ses chères obsessions, entre un hommage à
l'huile d'olive, une parenthèse sur le jeûne (son seul intérêt: redonner de
l'appétit), et le compte rendu d'une beuverie mémorable avec Orson Welles. Voici,
publié ces jours-ci chez Christian Bourgois, un autre livre qui est le nouveau Michelin
de la truculence festive: Aventures d'un gourmand vagabond. Harrison y a
rassemblé une kyrielle d'articles parus dans la presse américaine tout au long des
années 1990,ainsi que sa correspondance avec son alter ego bourguignon, Gérard Oberlé.
La nourriture, Harrison en parle comme un amateur éclairé, comme un
esthète, mais surtout comme un nutritionniste de l'âme.
Manger, en sa compagnie, rend plus sage, plus
spirituel et plus fraternel. Sa
recette? Elle est inédite: il s'agit, explique-t-il, de savoir «cuisiner sa vie», avec
doigté et raffinement, afin de faire copain-copain avec la sérénité.
Au passage, l'ermite du Michigan vante la chasse et la cuisine indigène du Far West,
mêle la bouffe à la poésie et à la philosophie, encense les grandes tables
françaises, raconte ses virées homériques à travers bois, exalte la tête
de veau ravigote et les petits farcis niçois, se plaint que la Bible ne mentionne pas le
menu de la Cène, se gausse de l'inculture alimentaire qui transforme la Maison-Blanche en
temple de l'anorexie, se délecte devant un groin de cochon poché, salive à l'idée
d'entrer chez Taillevent, «où l'on mange du Stendhal». Et glorifie les parfums
providentiels de
cette terre «à laquelle, ironise-t-il, je m'intégrerai un jour pour de bon, sous une
forme légèrement amoindrie». Reste le vin, le vin divin dont Harrison arrose ces pages
sans la moindre modération.
«Même les religions sont de simples pièges à souris spirituels, comparées au pop
libérateur du bouchon», écrit-il. Face à toutes les noirceurs qui assaillent la
littérature, la lecture de Jim Harrison est une jouvence épatante. Un cadeau du ciel. Il
ne faut pas s'en priver.
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