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SAUTERNES AND SPAGHETTI
Article de Dwight
Garner
29 octobre 2000 - New York Times

Photographié
par Loïc Malavard
Les vives critiques contre la littérature de
Jim Harrison, du moins avant qu'il ne commence à introduire, à tout bout de champ, des
héroïnes dans ses romans - Dalva - et qu'il n'adopte un ton plus élégiaque - Légendes
d'automne - étaient fondées sur le côté "gros abruti macho" de ses
personnages masculins. Harrison ne fit pas grand chose pour les détourner de sa propre
image de mâle. Dans un article publié dans Esquire en 1983, il dit de ses détracteurs
féministes qu'elles avaient du fromage à la place du cerveau, les traîta de
postillonneuses, tout cela avant de trousser cette phrase mémorable : "Même
maintenant, très loin là haut dans ma cabane en pleine nature, alors que je viens juste
de tirer une lamproie avec mon magnum, je n'aurais pas le cur de refuser une marmite
pleine de Pom Pom Girls couvertes de beurre chaud".
Eh bien... voilà le bonhomme, me suis-je dit
ce jour-là ! la sensibilité de Harrison réduite à une morsure au son croquant. Mais je
me souviens aussi, après avoir passé plusieurs heures à essayer d'extirper l'image de
ces Pom-Pom Girls de ma tête m'être dit aussi : Harrison n'aurait-il pas pu faire un
tout petit peu mieux pour se défendre ?
En relisant les premiers romans d'Harrison,
rébarbatifs et picaresques à la fois : Wolf, Sorcier, Un bon jour pour mourir, on est
frappé non seulement par leur excellente tenue, mais aussi par le côté si subversif et
adroit de la satire : presque toute la mauvaise humeur de ces livres est dirigée contre
ses anti-héros, agressifs, comme en quelque sorte retournés à l'état sauvage.
Ils fantasment autour du sexe mais n'ont que
rarement l'occasion d'y toucher, ils commettent souvent des impairs un peu comme s'ils se
montraient dans un restaurant à la mode, ignorant qu'ils ont une tache de beurre sur un
pan de leur veste. Ce sont des lourdaud, mais en même temps ce sont des tendres. Des
brutes blessées. Imaginez un personnage de Robert Stone qui s'étale en marchant sur ses
lacets toutes les quinze pages et vous en aurez une idée assez approchante. Le fait que
ces hommes ressemblent de façon si frappante à Harrison lui-même, tout prêts à
posséder une cabane dans le Nord Michigan, et borgnes, ne fait qu'ajouter à ce sentiment
de badinage...
Il y a, parmi les admirateurs de Harrison, un
groupe de dissidents qui pensent que ces livres-là dominent le reste de son travail, plus
calme, plus mesuré, et au besoin, je voterais avec eux pour éjecter le reste de son
uvre hors du sérail.
Le nouveau livre de Jim Harrison "En
route vers l'Ouest" est un recueil de trois nouvelles démembrées, et avec elles, il
revisite les espèces de gros balauds borgnes que nous avons rencontrés dans son travail
plus ancien... seulement aujourd'hui, ils ont vieilli (Harrison lui-même a 62 ans), ils
sont devenus méditatifs, sinon plus sages, et non moins têtus. Dès lors, les mâles
lambda de Harrison ont tendance à suivre un régime sévère et n'oublient jamais la
sieste. Ils sont aussi douloureusement conscients du fait qu'après 50 ans, comme le dit
l'un d'eux, "le regard des femmes passe juste au dessus de votre tête, comme si vous
étiez le concierge".
La plupart du temps, on ne lit pas les livres
d'Harrison pour l'intrigue, mais on les lit pour la façon dont Harrison laisse son
empreinte sur toute surface disponible, en éparpillant des méditations sur la
nourriture, l'art, les chemises hawaïennes, le martini, les coups de feu, se perdre dans
les bois, les femmes qui vous font des illades, etc...
Ainsi, on peut à juste titre oublier
rapidement "l'action" de ces nouvelles. Dans la première, un vendeur de livres
rares vivant à Chicago et retraité, qui possède en outre une cabane dans le
Nord-Michigan, pleure le décès d'un de ses jeunes amis exubérants, probablement
suicidé. Il pleure aussi la désaffection de l'ancienne petite amie sexy du jeune homme
qui ne couchera sans doute pas avec lui, même par pure pitié. Dans la seconde histoire,
un Indien du Michigan, Chien Brun, traverse l'immense Los Angeles avec 49 dollars en
poche, en essayant de retrouver la peau d'ours qu'on lui a volée. Dans la troisième
histoire, on rencontre un journaliste qui écrit de misérables petites bios sur des
lumières telles Mickaël Eisner. Si ces trois personnages ont l'air tout à fait
différents les uns des autres, en termes d'expression et de comportement, ils incarnent
le même bonhomme.
La qualité de l'écriture d'Harrison en
matière de sexe et de nourriture - ses deux préoccupations majeures - n'a pas diminué
d'un pouce. Les hommes, chez Harrison, ont toujours été ce que l'on pourrait appeler des
Néandertaliens gourmands, et l'on n'est pas surpris, dans la première histoire, de
découvrir que le vendeur de livres d'art n'est pas seulement le genre de type à
déboucher une bouteille de Château Yquem à 300 dollars pour la boire avec ses pancakes
du matin, mais qu'il est aussi surexcité s'il trébuche sur une boîte de spaghettis
franco-américains chez l'épicier du coin. Quant au sexe, quel autre écrivain, du côté
de Nicholson Baker, voudrait créer un personnage qui s'enthousiasme en espionnant une
jeune femme "dans une jupe d'été parsemée de fleurs bleues. .. Le grand Picasso
lui aurait sauté dessus comme un écureuil volant."
Cependant, les hommes n'ont pas tous les bons
dialogues. Dans la troisième histoire, une femme explique pourquoi les appétits du corps
sont plus importants que n'importe où ailleurs. "Il n'y a aucune nature à New-York.
Ce qui nous en rapproche le plus, c'est l'orgasme".
Ce qui rend ces nouvelles plus sombres et
plus compliquées au plan émotionnel que les premiers ouvrages d'Harrison, c'est une
forte odeur de mort. "J'ai certainement fait le tour de la question et je me dirige
vers une réponse en forme de voie sans issue" dit le vendeur de livres rares. Ces
hommes sont tourmentés par les mauvais choix qu'ils ont fait dans leur vie, et ils
essaient - tristement, stupidement - de se convaincre eux - mêmes que seule une nouvelle
femme peut les sauver. "Maintenant, je sens que le réservoir de mon humanité est
vide et je suis comme un sédiment, la lie, l'expression impure de mes années
écoulées", dit l'un d'eux. Il m'apparaît que la vision de Sonia, assise dans une
chaise juste à quelques pas de l'endroit où je me trouve aujourd'hui, a pu précipiter
ce sentiment d'effroi. Rien ne peut autant tourmenter un vieux bonhomme que l'impression
d'une vie non vécue. A tort ou à raison, elle rappelle l'image d'un métallo pelletant
du charbon dans un haut fourneau.
Harrison n'a jamais été l'écrivain le plus
exigeant du monde, mais à l'occasion, son côté approximatif se transforme en
sentimentalité excessive. Il y a dans Warlock (1981) la description intéressante d'une
scène de sexe : "elle se pencha vers lui et tira sur son membre d'un coup sec, comme
pour démarrer un hors bord", qui est reprise ici presque mot pour mot. Et Harrison a
tendance à utiliser les mêmes adjectifs (notamment "oiseux", un de ses favoris
depuis longtemps) si souvent qu'on en vient à se demander s'il n'a pas des symboles
spéciaux pour eux, sur son clavier d'ordinateur.
Mais ce ne sont que des pêchés mineurs. Ce
qui l'emporte à la fin, c'est le grand, humide, dégoulinant bousier que Harrison
continue de poser crûment sur la face de la vie elle-même. Dans "La bête que Dieu
oublia d'inventer", la plus belle louange qu'il puisse adresser à quiconque est :
"Il mord littéralement dans le soleil, la lune, et la terre."
Ce qui est de loin la meilleure description
de la sensibilité d'Harrison, bien meilleure que ce qu'il disait lorsqu'il parlait de Pom
Pom Girl recouvertes de beurre chaud !
traduction en
français par Emmanuelle Allain

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