Portland par R. Bruce










La Grande Ourse : Jim Harrison à Portland

par Ranald Bruce

Un bon nageur

 

Jim Harrison est l'un de nos écrivains contemporains les plus subtils. Auteur de nombreux romans, nouvelles, recueils de poèmes, aussi bien que d'essais dont les thèmes s'étendent de la cuisine à la pêche, cet homme de grand-air, solitaire, adepte du zen, écologiste, chroniqueur social, et gourmand, vit et travaille dans une ferme de la Péninsule Nord du Michigan.

D'abord professeur à l'Université d'Etat de New York, dans le milieu des années 60, Harrison s'en est très vite retourné dans sa ferme, et a commencé à écrire plusieurs recueils de poèmes, puis des romans, puis des nouvelles, plus courtes et plus denses, et à bien des égards plus expérimentales. Plusieurs de ses nouvelles et romans sont devenus des films. Les effets qui ressortent de tout cela, comme dans La femme aux Lucioles (1990) sont lumineux et sublimes, des œuvres d'art de subtilité et de maîtrise.

Un profond amour de la vie naturelle et de ses créatures, et une intuition qui s'est formée lors de retraites silencieuses et de séances de méditation en pleine nature, tout cela est essentiel à la vie de Jim Harrison. Dans un style à la fois dense et plein de sentiments passionnés, avec une profondeur émotionnelle qui se manifeste aisément, dans un sens de l'humour fantasque ou bien dans des accès de pleurs, cet homme qui s'autoproclame comme ayant des mœurs excessives, de la cocaïne au bon vin, continue à produire l'une des œuvres de fiction américaine des plus raffinées.

Alors qu'il marche pesamment sur la scène du Arlene Schnitzer Hall, à Portland, alors qu'il s'installe posément au pupitre, et commence à parler, dans des demi-phrases hachées, le poète et romancier à la large carrure semble un peu hors de son élément. Harrison exprime des idées qui semblent pour un tiers choisies au hasard. Dans un style épuré par le vécu de toute une vie, Harrison parle comme il écrit, faisant faire à sa pensée des bonds originaux (créatifs), pleins d'ellipses, de ruptures, et de digressions, pour arriver finalement à un mot d'esprit ou à un commentaire sur la société.

Quelquefois, il semble perdre son chemin, ce qui nous déconcerte, jusqu'à ce qu'on prenne conscience que dans cette ballade là, ça n'a pas vraiment d'importance. Une direction est aussi valable qu'une autre, dans les régions sauvages de l'esprit, en suivant les traces des pattes d'Harrison, le long des rives d'un des ruisseaux nourriciers de son imaginaire. C'est   une chance rare à partager, pour cet ours vieillissant qui d'habitude voyage seul, longeant les "cyber-décharges" de cette Amérique de fin de siècle, qui n'est plus éclairée que par une conscience bien émaciée et tremblotante.

Harrison  écrit sur son propre besoin de retour à la nature pour retrouver une quiétude perdue dans des exigences d'écriture (particulièrement pour les studios hollywoodiens), et pour rechercher la vacance d'esprit nécessaire pour écrire à nouveau. En contraste avec un média qui l'assaille avec excès, Harrison remarque que dans la nature, il n'y a que peu ou pas de mouvement. Une souche d'arbre peut alors devenir une invitation à la pratique de la méditation. Harrison sous-entend que la création d'un monde intérieur de désirs assouvis pourrait parvenir à stopper cette épouvantable consommation et destruction de la nature. Ainsi, c'est dans le monde sauvage, dans les forêts, ou dehors, entre chien et loup, qu'il est temps, enfin, d'écouter le silence. En goûtant cette immobilité, on ne fait qu'un avec elle, et on saisit ce que Rilke dit dans le poème qui ouvre SONNETS A ORPHEE : "oh, grand arbre..."

La pratique du Zen et la recherche d'un refuge de quiétude en dehors du Temps explique en fait beaucoup mieux tout le travail d'Harrison. Dans ce qu'il nous dit,  il produit cet effet grâce à la façon dont il présente les choses, les sujets, les idées, de façon non linéaire. Dans ses romans et nouvelles, il manipule la sensation de Temps, il la tourne et la retourne comme s'il voulait montrer qu'on peut la contrôler. Dans LEGENDES D'AUTOMNE (1978), qu'il raconte avoir écrite dans un jaillissement d'écriture, dicté par l'inspiration, en une semaine - chose qu'il n'a jamais vécue à nouveau - le Temps est compact, dense, se mouvant rapidement à travers tous les événements, impitoyablement, vers la mort. En contraste, on trouve dans la nouvelle LA FEMME AUX LUCIOLES, illuminée de lueurs flamboyantes et vertes, l'instant vécu, figé dans le Temps , dans la vie d'une femme, et tout cela capturé pour toujours comme une luciole figé dans la résine.

Alors qu'Harrison file sa toile de fragiles images et connections, j'avais le sentiment que ce n'est qu'en brisant la linéarité du langage que l'instant vécu et l'émoi qu'il procure pouvaient être transcendés. Ce n'est pas seulement dans la nature, mais dans la quiétude et l'immobilité qui peuvent creuser une cavité où l'eau s'infiltre, et où nous pouvons trouver à nous apaiser dans ces jours d'affolement.

Alors que notre écrivain refermait ses notes, et quittait la scène, beaucoup d'entre nous auraient aimé le suivre...

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