







 |
Jim Harrison raconte... une journée du monde
(pour Les 30 ans du Nouvel Observateur -
album anniversaire 1964-1994)
traduction de Brice
Matthieussent

Tucson, le 29 avril 1994
Je volais dans un étron en aluminium,
avançant lentement à partir de San Francisco vers Tucson, en Arizona, aux deux tiers de
la tournée promotionnelle de mon dernier livre, laquelle comptait neuf étapes. Remarquez
tous ces nombres, une convention stupide car le Temps est en réalité circulaire et on a
conçu tous les nombres pour que quelqu'un puisse en faire son beurre. J'ai souvent
rencontré le Temps en personne dans le monde sauvage et je vous garantis
que c'est un bonhomme tout rond, ou plutôt une femme bien gironde. Les voyages en avion
sont particulièrement pénibles en ce moment depuis que le Congrès a permis aux
équipages de flanquer des coups de cravache dans les gencives des passagers, ce qui est
tout bonnement l'équivalent physique de ce que les compagnies aériennes font subir
émotionnellement à leur clientèle depuis des années. Je bois un cabernet californien
si infect que cela vaut à peine mieux que de sucer le pis d'une truie, mais il m'a
néanmoins libéré suffisamment l'esprit pour que je puisse esquisser ce que j'ai vu
récemment en Amérique : l'alliance grotesque des yuppies, de la gauche traditionnelle et
des technocrates pour nous faire entrer de force dans la cuisine puritaine. Le mois que je
viens de passer parmi des gens cultivés et intelligents m'a appris qu'ils sont devenus
férocement antitabac et antialcool. Pas une seule fois en un mois je n'ai entendu parler
des massacres au Rwanda ni du fait que, depuis dix ans, la moitié inférieure de notre
population se compose désormais de mutants sociaux. Des pauvres, on exige seulement
qu'ils sachent se tenir. Bien sûr, nous avons traversé des convulsions similaires au
temps de la prohibition, dans les années 1920, mais la situation présente est
catastrophique, car la population est à 90 % illettrée et anesthésiée par 90 heures
hebdomadaires de télévision et de "musique". Ces convulsions sociales sont
liées à l'illusion du contrôle, et cette illusion trouve elle-même son origine dans la
peur, qui est à la racine de toutes les formes de fascisme.
Rien de tout cela n'est de ma faute.
J'atterris à Tucson et prends ma voiture pour rentrer chez moi à travers les montagnes,
dans le merveilleux crépuscule printanier. Si je ne peux pas être libre dans cette vie,
quand donc serai-je libre ? Lorsque j'arrive à notre casita près de la frontière
espagnole, ma femme a déjà rangé toute la maison pour que nous puissions entamer notre
voyage de retour de quatre jours vers le Michigan. Je m'assois dans le patio avec mon
chien de chasse sur les genoux, la Lune à trois mètres de mon oreille gauche.
Au dessus du torrent qui traverse d'épais
fourrés, j'entends le croassement du plus rare des oiseaux, l'élégant Trogon, cousin
direct du saint Quetzal. Mon ami le philosophe Claremon dit : "La réalité est
l'agrégat des perceptions de toutes les créatures".
Je vais passer l'été sous la forme d'un
ours. |