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L'homme
qui dévorait les livres
Un essai de Jim Harrison
Traduit par Brice Matthieussent

Arizona, janvier 2001
Extraits
Tout commença très tôt, comme la
plupart de ces mauvaises habitudes parfois fatales. Le premier incident donna lieu à
l'une de ces futiles histoires familiales qui n'ont de sens pour personne d'autre. Il
avait seulement 7 mois lorsqu'il réussit à grimper sur une chaise et à faire tomber de
la table l'énorme Bible familiale reliée en cuir. Une fois cette Bible tombée par
terre, il en mordilla le cuir salé, qui, à défaut d'être délicieux, avait un léger
goût de boeuf, le sel provenant des mains de plusieurs générations de fermiers pauvres.
A la fin de ce gros volume se trouvaient plusieurs pages de généalogie familiale, mais
le bébé ne mastiqua point ces documents sujets à caution, ce filigrane de notre
existence tellement prisé des êtres de prétendument noble ascendance, mais qui montre
en réalité le fragile enchaînement du sperme et de l'ovule, ce fil ténu que nous
partageons avec les cochons, les singes, et les autres mammifères.
Naturellement, ce bébé fut puni, au
moins par des cris, lorsqu'on le découvrit avec le coin de la Bible dans la bouche,
mâchonnant le mets divin avec une délectation égale à celle que lui procurait le sien
maternel. Le bébé ne fut pas trop troublé par les hurlements de sa tante qui le
dominait de toute sa hauteur. Il se contenta de regarder les jambes brunes et massives de
la géantes puis les cuisses qui disparaissaient dans l'obscurité, ses douze milliards de
neurones enregistrant un mystère qui, plus tard, devait rivaliser avec le masticage des
livres.
(...)
Lorsqu'il prenait un nouveau livre
entre les mains, il le reniflait, puis il léchait légèrement une page choisie au
hasard, avant d'y chercher les secrets de la vie. Il avait d'ailleurs consulté les
articles "vie" et "sexualité" dans l'encyclopédie, mais il
s'agissait d'une vieille encyclopédie poussiéreuse, où l'on torunait sans cesse autour
du pot. Les mots qu'il trouva lui semblèrent complètement étrangers à la vie
qu'il connaissait. Les informations sur la sexualité n'avaient aucun rapport avec le fait
de reluquer sous la jupe de sa tante ou de peloter la fille de la voisine, et pas
davantage avec la beauté des chiens, des chats, ou des animaux de la ferme qui
s'accouplaient.
(...)
Il vagabonda ensuite dans tout le
pays, pour vérifier si les écrivains habituant dans des douzaines d'Etats différents
savaient vraiment de quoi ils parlaient. Il mastiqua les pages de garde de livres
empruntés, achetés, ou volés dans toutes les régions des Etats Unis, il se fit virer
de tous les boulots qu'il trouva, parce qu'il essayait de lire pendant qu'il travaillait.
Un jour, à San Francisco, il lisait un livre de Saroyan à la bibliothèque publique et
l'une des pages du roman sentait la lavande. Il ne fut pas satisfait avant de trouver une
fille qui sentait la lavande. Il eut une brève liaison avec une fille très grande et
très mince, parce qu'elle lisait Stendhal sur les marches de la bibliothèque de New
York, puis une autre liaison avec une fille qui lisait Faulkner en savourant une glace au
chocolat, puis encore une autre avec une rousse (il n'aimait pas les cheveux roux) parce
qu'elle lisait Valéry en faisant barboter ses jolis petons roses dans la fontaine de
Washington Square. A cette époque, il n'y avait pas beaucoup de filles qui lisaient des
livres et il ne fallait donc pas faire la fine bouche. |