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ARTICLE PARU DANS
L'EXPRESS
à
l'occasion de la sortie des Mémoires de Jim Harrison

Chacun à sa manière, l'Américain Jim Harrison et le Français
Gérard Oberlé résistent aux modes: par le verbe et la chère. Rencontre exclusive
Le sommet le
plus couru du moment n'est pas celui que l'on croit. Tandis que Jacques Chirac et George
W. Bush entreprennent de dégeler les relations franco-américaines à Evian, où le
sommet du G 8 se tient sous les auspices des eaux minérales, deux autres compères
relancent le dialogue France-Amérique... à Vézelay, chez Marc Meneau, chef doublement
étoilé et heureux propriétaire de l'Espérance, cette maison dont le moindre mérite
est d'abriter en ses caves quelque 40 000 bouteilles de ces vins qui font encore la
réputation de la France outre-Atlantique.
Ils
réenchantent le monde, dégustant à petites gorgées un vieux calva de chez Camut. Jim
Harrison, la moustache en bataille, arbore la mine réjouie du trappeur repu, tandis que
Gérard Oberlé, trogne de bonze et lippe gourmande, récite les odes et épodes du vieil
Horace: «Un buveur d'eau ne sera jamais poète.» Big Jim approuve et dénombre les
cadavres: neuf crus, plus merveilleux les uns que les autres, ont accompagné le «Festin
de porc» concocté spécialement par son ami Meneau. «Trinquer avec Gérard, ici, au
saint-joseph et au pouilly, c'est ma façon de protester contre l'attitude de Bush et la
francophobie qui sévit en Amérique, d'entrer en résistance contre le mondialisme! Oui,
ici, chez le meilleur chef du monde...» «Tu veux dire: le meilleur chef de la galaxie!»
coupe Oberlé en allumant un Robusto D4. «Ouais, de la galaxie, parfaitement. Savez-vous
qu'en Amérique des soudards déversent vos bouteilles de vin dans les caniveaux? C'est à
ces gestes que l'on sait qu'une grande nation est en déclin. L'Amérique d'aujourd'hui me
fait penser à l'Empire romain.» Hélas, pas celui de Marc Aurèle ou de Caton, «non,
celui des barbares et des décadents».
Après deux
semaines de tournée à travers la France, à la rencontre des lecteurs qui firent sa
gloire et vinrent à lui les bras chargés d'offrandes liquides et culinaires, Jim
Harrison fait halte au cur du Morvan, sur les terres de son ami Oberlé. «Il est
quasiment impossible de résumer tout ce que représente Gérard Oberlé, en plus d'être
écrivain et marchand de livres rares. Au lieu d'utiliser une métaphore littéraire plus
seyante, je dirais qu'il est le Michael Jordan de la cuisine française.» L'image a de
quoi surprendre ceux qui connaissent le bougre, lequel admet volontiers que sa gymnastique
la plus extrême consiste à monter à pied, tous les soirs, l'escalier qui mène à sa
chambre à coucher. Ensemble, les deux hommes ont publié une savoureuse correspondance
sur l'art d'accompagner la vie de mets roboratifs (1). Presque simultanément, ils font
paraître une manière d'autobiographie, l'un à travers de truculents Mémoires, l'autre
sous forme de chroniques satiriques habilement détournées. La liste de leurs points
communs serait un chapitre à durer jusqu'au soir. Disons seulement que tous deux ont
éprouvé, assez tôt, le besoin de faire un pas de côté.
Jim Harrison en
avait marre d'être une légende, alors il a écrit sa vie. Pour autant, il ne raconte pas
toute la vérité. «La vérité? soupire-t-il. Je pourrais écrire chaque jour le même
chapitre de ma vie, je raconterais chaque fois quelque chose de différent. Ne demandez
jamais à un écrivain de vous dire la vérité: lorsqu'il s'attelle à ses Mémoires,
l'écrivain doit être sincère et non transparent.» Dont acte. Jim Harrison n'étale ni
sa vie sexuelle ni ses frasques gastronomiques. Il raconte l'itinéraire d'un gamin qui,
à 19 ans, «part pour New York en auto-stop afin d'y être poète et qui, quarante-cinq
ans plus tard, tente de comprendre ce qui s'est passé depuis lors». D'un trait de plume,
Jim Harrison métamorphose «Poor Little Jimmy» en véritable personnage de roman.
Une enfance
heureuse dans une famille pauvre du Michigan, les hivers rudes, la nature si proche, puis
le drame. Parce qu'une jeune écervelée s'amuse avec un tesson de bouteille, il perd son
il gauche. Il a 7 ans. «Sept est un chiffre qui me poursuit, grogne-t-il. A 7 ans,
je deviens borgne. J'ai traversé sept dépressions...» Et lorsqu'il se raconte, il
choisit de le faire à travers sept obsessions: l'alcool, les boîtes de strip-tease, la
chasse (et ses inévitables corollaires, la pêche et les chiens), la religion privée
qu'il s'est patiemment donnée, la France, la route et la nature. Des pages sublimes où
le style de Harrison éclate: torrentiel, généreux, mais surtout fraternel au point de
tutoyer le lecteur.
Harrison raconte
la dèche, les piaules d'étudiants à la fac, Hollywood, les cuites et la coke. Des
expériences limites. «Comme de rentrer dans les animaux, se mettre dans leur peau. Je
l'ai fait avec les ours et les loups, mais jamais avec les pumas, c'est dommage. Mais ça
rend dingue!» Il évoque quelques-uns des grands marginaux qui furent ses amis, le
funambule Allen Ginsberg, le fastueux Tom McGuane ou l'insaisissable Jack Nicholson. Dans
sa voix pointe une mélancolie bizarre. Cette mélancolie si fine, infiniment belle, qui
électrise tout son récit et qu'il nomme «saudade». Une petite musique triste et
joyeuse qui se confond presque avec les airs de tango de l'ami Gérard. «C'est Borges qui
disait que le tango est une pensée triste qui se danse, non?»
«Texticule
de badinages»
Oberlé, lui, fait danser les mots, les entraîne dans une sarabande digne des rondes
macabres d'autrefois. «Oh, il ne l'avouera jamais, chuchote Jim, mais son bouquin est
aussi un livre de Mémoires.» Bien sûr! Ce «texticule de badinages et de persiflages»,
recueil des chroniques formidablement drôles qu'il livre chaque semaine sur l'antenne de
France Musiques, fournit au généreux esthète l'occasion de revisiter une vie bien
remplie. Un air de tango au fond d'un bar à Cuba? C'est la figure du père, décédé
l'avant-veille, qui surgit. Une huppe qui s'ébat dans les taillis? Voici l'étymologie du
mot «salope»: «La salope est née en Lorraine au XVIIe siècle, de l'expression
populaire ''sale hoppe" quid est ''sale huppe", à cause de l'odeur
infecte que dégagent les nids de ces oiseaux merveilleux. Décidément, le monde moderne
ne respecte rien.»
L'anecdote fait
hurler de rire Jim Harrison. Mais pas autant que la sortie d'Oberlé sur le politiquement
correct tel qu'il se pratique dans les universités américaines: «Une professeur de
musicologie s'est sentie extrêmement agressée par la 9e de Beethoven et a mis en garde
ses étudiants contre les thèmes de la masturbation mâle dans l'uvre de Richard
Strauss et de Gustav Mahler...»
Oberlé
tempête, tonitrue, vitupère, tance et balance. Sa prose badine fait merveille: la
vieille Europe le fascine et l'Amérique l'intrigue. «Gérard est un des esprits les plus
libres que je connaisse, résume Jim Harrison. Il n'y a qu'en France que l'on rencontre
pareil personnage. L'Amérique grouille de Pères la Morale et de béni-oui-oui qui
envisagent la vie comme un problème à résoudre. La poésie et la politique ne font plus
bon ménage. Vous, au moins, vous avez ça: Villepin et le vin! Vous imaginez, aux
Etats-Unis, un ministre des Affaires étrangères qui écrirait des bouquins de poésie?»
Oberlé lève les yeux au ciel. Lui, il sauve le vin.
7 heures du
soir, la journée s'achève. Ils quittent l'Espérance comme deux chenapans, l'un
soutenant l'autre et réciproquement. C'était au cur du Morvan, un jour de
printemps. Deux écrivains flamboyants. Deux artistes superbes.
(1) Aventures
d'un gourmand vagabond, par Jim Harrison. Christian Bourgois, 2002. |