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Qu'arrive-t-il
à Claire ?

Claire va bientôt
avoir 50 ans et elle va vivre, pendant les deux tiers de la nouvelle "La
Femme aux Lucioles", une première nuit solitaire sous la lune,
réfugiée au cur d'un fourré. Ce fourré , un épais buisson, apparemment aussi
impénétrable que des haies taillées, elle lui fait face, et il lui est impossible de le
contourner. Elle vient de traverser un grand champ de maïs, et elle pensait
trouver au bout du champ une ferme où se réfugier, où téléphoner, où retrouver tout
de suite "la civilisation". Mais il va lui être momentanément impossible de
faire autre chose que de se recroqueviller au fond de ce fourré, seule avec elle même,
pour y passer la nuit.
Seule dans ce
champ, dans cet environnement à priori "hostile", tout du moins inhabituel,
Claire réalise qu'elle est capable de passer une nuit acceptable, de combler sa soif, de
se repérer, de "survivre", juste avec l'aide mental de sa fille Laurel. Elle
aura lors de sa soirée en campement le même réflexe de Dalva, de se déshabiller
entièrement, comme pour se dépouiller, avec ses vêtements, des mauvaises habitudes, des
vielles manies, des mauvais souvenirs, scories embarrassantes et inutiles.
Claire a décidé
de quitter Donald, quelques instants plus tôt, alors qu'ils roulent vers Chicago tous les
deux dans la voiture de son mari. Elle est en train de réaliser que depuis plusieurs
années, elle n'occupe plus réellement son corps, elle se regarde vivre en quelque sorte,
comme une autre elle même, un spectre à côté d'elle. Elle a l'impression de ne
pas être réellement présente dans son existence : "d'habitude, elle se
voyait de l'extérieur, s'identifiant seulement aux commentaires qu'elle exprimait sur ce
qui lui arrivait... Elle ressentit soudain le désir de prier, mais cela la gêna
aussitôt, car elle se verrait bien sûr en train de prier. C'est Laurel, sa
fille, qui l'aide un peu à s'en rendre compte " Rappelle-toi il y
a des années, quand je suis revenue de la fac et que je t'ai dit que tu te comportais
comme si tu vivais à un mètre de ton corps... Tu t'es mise en rogne, mais c'était vrai.
Les femmes comme Claire "paraissent lutter, non pas contre
l'âge, mais contre un malaise diffus lié à la fatigue et à un état d'irréalité,
contre une angoisse sourde mais si profonde qu'elle en devenait invisible à celle qui la
subissait."
Cette prise de
conscience a été poussée par trois autres événements importants. D'abord la perte de
sa meilleure amie, son alter ego, Zilpha, qui il y a quelques mois, est morte d'un cancer
du poumon. Sa chienne Sammy, vieille et malade, s'est aussi éteinte deux semaines après
Zilpha. Et il y a peu de temps, elle a aussi vécu une cure de médecine douce et de
relaxation dans une clinique de l'Arizona, pour essayer enfin de venir à bout de
migraines terribles. Elle y a été initiée à la méditation, au Zen, à la lecture du
Tao Te chin.
Claire est mariée à Donald - l'un des personnages les plus antipathiques de toute
l'uvre de Jim Harrison - depuis une trentaine d'années. Ils ont eu deux enfants :
Donald junior et Laurel. Donald jr -27 ans- ressemble à son père, il est décrit comme
un "crack du marketing". Quant à Laurel, qui est devenue vétérinaire, elle
est très proche de sa mère Claire, et ses relations avec son père sont tendues : "Je
t'aime, maman, mais je ne comprends pas pourquoi tu ne quittes pas ce connard".
Laurel est décrite comme une jeune femme bourrue, parfois blessante, en tous cas
directe, sans détours, elle a cela en commun avec Gwen -nouvelle Sunset Limited- ou
Dalva.
C.J. |
Une lecture de
LA FEMME AUX LUCIOLES
par Jean-Christophe
Une femme est avec son mari dans
sa voiture. Dés la première page on sait tout de ce couple : une femme mal dans sa peau
va fuir un tyran domestique. L'argent est le moteur de cet homme (il impose sa cassette de
données financières en interrompant le morceau de musique favori de sa femme).
Cette femme n'est pas en bonne
santé (début de névralgie dont on saura par la suite à quel point ses crises sont
violentes) et surtout elle fuit l'affrontement. Cette fuite intellectuelle va précéder
une fuite physique.
On voit un couple
qui mène deux existences parallèles qui ne se rejoindront
jamais. Comme d'habitude, Harrison conduit son histoire par cercles concentriques
(souvenirs, présent, passé qui s'enroulent) avec une virtuosité et une maîtrise
totale.
Tout est calme en surface dans
la vie de ces gens alors que bouillonne une
violence sous jacente :
- la douleur physique,
- la douleur psychologique
(décès de Zilpha et Sammy),
- la douleur morale (trahison de
Donald à propos du voyage en Russie, égoïsme).
Encore une fois JH ne cache pas
son dégoût du libéralisme (à fortiori des Républicains) et de tous
les comportements qu'il induit. Le libéralisme est une violence économique qui conduit
inévitablement à des violences morales et physiques (à grande ou à petite échelle).
Le personnage de Donald en est la parfaite illustration. Il n'est pas
sympathique, cependant Harrison lui donne sa chance : c'était un jeune homme ambitieux
aux idées plutôt généreuses. Mais il s'est rangé rapidement du côté de l'ambition
(ce qui n'a rien en soi de critiquable) pour déraper dans un arrivisme nauséabond et
devenir un adulte réactionnaire, autoritaire, sournois dans son autorité (lorsqu'il
conduit il exige qu'elle lui lise quelque chose, le voyage en Russie) . Quant à Donald
junior il n'a pour lui que d'avoir été un enfant affectueux, pour le reste trop vite
gâté par quelques défauts rédhibitoires, il est l'incarnation de l'opportunisme le
plus vil (le portrait type du télévangéliste aux dents blanches). Jim Harrison
n'épargne ni Donald ni Donald junior parce qu'il ont chacun eu l'opportunité de
fréquenter dans leurs jeunes années des gens hors du commun et généreux (le révérend
Franklin et M.L. King pour l'un et Claire pour l'autre) qui leur proposaient une
alternative, l'ouverture sur le monde qu'ils ont ignoré au profit du conformisme, de
l'argent, de l'obsession de la rentabilité. Ils avaient pourtant la possibilité de
concilier ambition et curiosité. Il sauve tout de même la mise de Donald qui se comporte
avec dignité lorsque sa femme lui annonce sa décision. Je pense qu'il est réellement
autant malheureux qu'il est encore capable de l'être.
Et puis il y a Claire. Elle oppose au matérialisme triomphant un comportement
irrationnel que son mari serait incapable de concevoir. Il me semble que face à ce
matérialisme sans limite, sans morale Jim Harrison oppose une fantaisie poétique, une
légèreté (qui n'est pas d'ailleurs sans gravité) qui ne s'interdit rien. On imagine
les critiques " Cette femme parle avec sa fille qui n'est pas là, c'est absurde.
" Pas autant qu'un type qui a des $ à la place des yeux. Claire sait qu'elle est
mortelle, Donald l'a oublié. Claire m'a fait penser à quelqu'un qui sort d'une
anesthésie générale, elle reprend contact avec le monde physiquement, elle l'embrasse
à tous les sens du terme et réalise que le temps a passé et que celui qui lui reste est
d'autant plus précieux. Je pense que les crises de Claire (qui provoquent un
dérèglement de la perception du temps.) sont une métaphore de la prise de conscience
soudaine que la jeunesse est derrière elle, que les enfants sont partis et qu'elle est
seule. Une manière pour Harrison de nous dire que Claire a toujours su que le temps
filait mais pour de bonnes et mauvaises raisons elle a choisi de l'ignorer. Je crois tout
à fait qu'une phrase peut changer le cours de la vie. Claire passe à côté d'études
qui la passionnent, et se chloroforme parce que non seulement elle n'a jamais entendu les
mots d'encouragements mais aussi à cause d'un conseil imbécile. Pourtant malgré tout
ça elle reste une femme séduisante, généreuse, intelligente, courageuse et
extraordinairement attachante. Trois personnages sont formidables aussi, Laure, le docteur
Roth (qui rappelle l'oncle de Dalva par son intelligence affectueuse, son amour
discret ?) et la pétulante Alice.
J.C.M. |